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29 mars 2014 6 29 /03 /mars /2014 13:47

 

Simone s’ignorait dans les miroirs. À la maison, elle n’en avait qu’un dans une porte de placard, elle le nettoyait une fois par an en évitant de regarder son reflet ; elle ne s’en servait que le dimanche, pour se pomponner un peu avant d’aller voir sa fille. Chez le coiffeur (une fois par an aussi pour raccourcir un peu, autrement elle faisait juste un chignon lache avec une pince), elle fermait les yeux et refusait le petit miroir pour voir derrière. Elle ne se maquillait pas, appliquait une crème hydratante le matin et c’est tout. Sauf le dimanche. Pour les vêtements, elle en achetait très peu, toujours dans les mêmes boutiques, dans des cabines sans miroir, en vérifiant juste si ça serrait où ça flottait. L’apparence n’avait plus d’importance, sauf pour sa visite dominicale, où elle faisait des efforts pour plaire à sa fille : elle craignait que celle-ci n’ait honte de sa mère. Les voisins la croisant, toute pomponnée et enfin souriante s’exclamaient. Elle répondait, joviale enfin : « Je vais voir ma fille ! ». cela expliquait tout, cela voulait tout dire, elle se pressait pour éviter des questions indiscrètes que de toute façon son comportement habituel n’invitait pas à sortir.

Pourquoi, pour qui d’autre aurait-elle fait des efforts à son âge ? Son ex-mari, Charles, trainait dans les bars. Après un certain temps de patience, elle l’avait jeté dehors sans remords. Sa vie solitaire était moins pesante seule qu’à deux, tant ils s’étaient éloignés l’un de l’autre.

Simone travaillait au guichet de la gare. Elle y officiait d’un air morne, mais toujours polie, comme un automate. De toute façon, les automates devenaient monnaie courante dans les gares. Elle ne copinait pas avec les collègues, elle était respectueuse mais absente avec eux, donc écartée des raouts et autres anniversaires de convivialité professionnelle. Elle n’appartenait à aucun club, n’avait aucun loisir. Une fois rentrée chez elle, elle tenait un petit journal intime. Oui, il lui restait une vie, bouillonnante, mais intérieure, exaltée, mais secrète. Qui ne franchissait jamais les portes.

Son cœur n’était ouvert qu’à sa fille. Le dimanche était le jour attendu, le seul qui comptait, la seule issue, la seule raison de vivre.

Un jour qu’elle se rendait à l’arrêt de bus, elle glissa sur une plaque de verglas. Un monsieur bien mis, se précipita vers elle pour l’aider à se relever. Elle grimaça. La douleur à son bras droit était quasi insoutenable. Le monsieur avait l’esprit vif, il comprit et la prit sous les aisselles en douceur, la fit faire quelques pas prudemment jusqu’à l’arrêt de bus où se trouvait un banc pour l’assoir (le petit malin avait chaussé des élastiques à crampons sur ses souliers bien cirés, lui). Sans un mot, il sortit de sa poche un téléphone portable et appela un taxi. Simone protesta, elle n’avait pas assez d’argent sur elle. Il sourit, mais ne dit rien et ne raccrocha qu’un fois la course demandée. Il lui donna une carte. « Quelle habitude vieillotte ! » se dit-elle. « Yves Pavlov, écrivain », lut-elle, avec une adresse et un numéro de téléphone. « Ah vous êtes écrivain ? » dit-elle bêtement, en se disant en son for intérieur combien c’était prétentieux d’afficher ainsi un passe-temps plutôt qu’une profession où il faut des cartes pour les clients. « Je n’ai pas été que cela, répond-il un peu gêné, mais ça suffit à présent. » À sa grande surprise, ce M. Pavlov l’accompagna jusqu’à l’hôpital et dans la salle d’attente des urgences, il ne dit pas un mot. Au bout de dix minutes d’un silence gêné, Simone prit la parole, bien qu’elle n’eût envie de causer à personne, comme à son habitude. « Je vous suis reconnaissante de votre aide, monsieur, je crois bien que j’ai le bras cassé, ça me lance tellement !

– Oh, ne me remerciez pas, c’est bien normal. Le diagnostic n’est pas difficile à faire en effet, mais toute seule, il est bien compliqué de se débrouiller avec un bras cassé. Je vous raccompagnerai chez vous. Avez-vous quelqu’un pour vous aider ?

– Non, murmura-t-elle dans un souffle.

D’habitude c’était une très bonne chose, cette solitude, mais cette fois cela allait être une malédiction. Le futé perçut son hésitation. « Il faut d’abord qu’on vous soigne, ensuite on réfléchira à une solution. »

Elle trouva le « on » un peu péremptoire ; après tout cela ne regardait qu’elle et elle n’avait pas l’intention de l’inclure dans sa vie privée, mais après réflexion, cela lui parut bizarrement rassurant. En fait, le bonhomme était bizarrement rassurant. Elle se dit que plus jeune, se retrouver ainsi avec un inconnu aurait été si troublant, si gênant, voire terrifiant, mais là, sa vie l’avait comme anesthésiée et pourtant, le côté calme, solide et protecteur de l’homme lui révélait soudain qu’elle avait des blessures. Pas seulement ce fichu bras cassé. Elle demanda timidement : « Voulez-vous bien m’aider à faire le numéro de mon travail pour les prévenir de ce qui m’arrive, je n’arrive pas à bouger mon bras et justement je suis droitière. »

Il acquiesça avec un sourire chaleureux, prit le téléphone de Simone qu’elle lui montra dans son sac et suivit ses instructions jusqu’à ce qu’elle n’ait plus qu’à le coller à l’oreille. Quelques heures plus tard, elle sortait, plâtrée. Il était toujours là à l’attendre et il insista pour la ramener chez elle en taxi. Une fois arrivés, il l’aida à ouvrir sa porte, à défaire son manteau et ses chaussures puis il lui dit :

« J’ai une femme de ménage. Je vais vous l’envoyer pour vous aider au quotidien. C’est une personne de confiance, elle vient chez moi depuis longtemps. Et je vous apporterai les courses, vous n’aurez qu’à lui donner la liste de ce dont vous avez besoin quand elle viendra. » Simone protesta, invoquant l’argent qu’elle n’avait pas, mais Yves Pavlov l’interrompit et balaya ses protestations d’un geste de la main accompagné d’un sourire et d’un très doux « s’il vous plaît, permettez-moi » qui lui cloua le bec. Elle était surprise ; qui l’avait traitée si gentiment depuis… depuis… quand déjà ? C’était louche. Mais elle était une nouvelle fois poussée à lui faire confiance. Elle ne voyait pas de quelle escroquerie elle pourrait faire l’objet, elle qui avait si peu à donner.

Quand il partit, elle renouvela ses remerciements et lui murmura son nom, lui donnant son numéro de téléphone sur un post-it « pour la femme de ménage ».

Il tint parole. Une dame d’à peu près l’âge de Simone vint tous les jours l’aider au petit matin à se lever, se laver et s’habiller, lui préparer un déjeuner à réchauffer et revenait le soir pour l’inverse. Au grand soulagement de Simone qui se sentait fortement handicapée. Cette femme était sympathique, parlait peu, ce qui arrangeait toutes les parties, refusait toute aumône « ne vous inquiétez pas, j’ai déjà un salaire » et prit rapidement ses marques dans la maison, faisant un peu de ménage l’air de rien aussi. Catherine, allègre et discrète, la sortit en douceur de sa réserve, sans trop s’immiscer dans sa vie. Lui, il apportait les courses deux à trois fois par semaine. Elle l’invita à rester, bien sûr, et au début parla la première par politesse ; elle se sentait si redevable ! Puis peu à peu, ils échangèrent plus librement. En apprendre plus sur lui la rassura beaucoup. Comme la convalescence durait plusieurs semaines, les échanges devinrent familiers, voire complices, et finalement… indispensables. Yves régnait désormais sur son petit univers étriqué, et l’élargissait.

Elle se lamentait juste de devoir reporter ses visites hebdomadaires à sa fille. Quand il lui proposait avec délicatesse de l’y emmener (juste déposer pour ne pas s’imposer), elle refusait. Il n’insistait pas.

Elle en vint à le considérer comme un ange gardien apparu dans sa vie pour y mettre… de la vie, justement. Ils finirent par se tutoyer et quand elle put faire retirer son plâtre et commença les séances de kinésithérapie, ils se mirent à faire des sorties ensemble, au cinéma, au théâtre. Elle trouvait presque naturel qu’il insiste galamment pour payer. Un jour, elle sourit. Un jour, elle rit.

Puis quand elle eut retrouvé son autonomie, le tout premier dimanche d’une vie de nouveau routinière et normale, elle se mit sur son trente-et-un (comme elle commençait à le faire pour lui…), se maquilla, passa chez le fleuriste prendre un bouquet printanier (avec tout cela le verglas était parti depuis longtemps et les arbres bourgeonnaient) et monta dans le bus. Elle était si guillerette ! Il faisait encore frais, mais les premiers rayons de soleil de cette fin mars s’accordaient à la perfection à son humeur, lui caressaient tendrement, presque sensuellement la peau. Elle prit un grand bol d’air en arrivant au portail et s’engagea dans l’allée.

Elle s’assit sur la tombe, posa le bouquet et caressa le marbre froid : « Ma petite Solange, tu m’as manquée, mais si tu savais ce qui m’est arrivé… »

 

 

 

Élise Oudin – mars 2014

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commentaires

O
Des noms de célébrités sont cachés dans le texte. Trouvez-les. ;-)
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