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7 décembre 2019 6 07 /12 /décembre /2019 21:49

Eva swipe un peu machinalement en prenant son café. Elle se force à sélectionner des profils : depuis le temps qu’elle utilise l’application, elle a été de plus en plus déçue, elle a dû revoir ses exigences à la baisse. Elle swipe surtout à gauche. Quand ça « matche », elle ne prend plus le temps de rédiger un message, les débouchés des initiatives l’ont conduite à la passivité, elle attend le contact comme on attend un bus. Après deux ou trois Valentin libertins, quatre à six épicuriens tétanisés par les perspectives de « prises de tête » et focalisés sur le plan-cul, alors qu’elle a bien précisé qu’elle voulait du « sérieux », elle ne veut plus s’épuiser dans les échanges. Que fait-elle encore sur cette application ? Elle est obsédée par l’exemple de Patricia, qui a trouvé le grand amour sur Tinder. Oui, le grand, certainement, puisque sa collègue est sur un petit nuage rose depuis un an. Un an, pas trois jours, pas un mois, pas deux semaines comme tout ce qu’a connu Eva depuis son inscription. Ces relations-désillusions encore balayées par un mince espoir. Pour combien de temps… Elle s’est fait avoir à plusieurs reprises par des charmeurs, évidemment, qui l’ont menée dans leur lit puis jetée comme un kleenex, mais globalement ça n’a pas été plus loin que quelques échanges par messagerie. Une constante : ces messieurs ne tiennent pas la durée. Pas de cour empressée, il faut aller directement au but en quelques heures sinon ils disparaissent. Et puis à peu près tout le temps ils sont sur plusieurs lièvres à la fois. Eva grimace, elle déteste l’idée d’être un gibier. La colère monte, elle ferme l’application sèchement, boit sa dernière gorgée de café et remet le téléphone portable dans son sac. Oh, il y a des moments où elle y a vraiment cru, elle a arrêté de regarder des profils, se focalisant sur ce si charmant nouveau contact. Mais finalement il rompait soudainement tout échange, elle a fini par faire de même : l’herbe est sûrement plus verte ailleurs, et si c’est pour se faire « ghoster », autant tenir plusieurs conversations en même temps, non ? C’est devenu plus une loi du Talion qu’une quête amoureuse. Elle sent encore la rage contracter ses mâchoires, ils la dégoûtent, mais à chaque début d’échange, elle a encore la montée d’adrénaline… et si c’était enfin le bon ?

Depuis hier elle discute avec Alan, avec prudence, avec méfiance, avec presque une rancœur anticipée. Il faudra qu’il fasse tomber les barrières qu’elle s’est érigées. Elle s’était déjà éloignée de sa zone de confort en cliquant son profil sans photo. Une photo d’un chat, elle s’était pourtant juré de ne pas recommencer depuis que le précédent avait avoué en deux minutes être branché sur des relations extraconjugales. Pas éphémères, donc pour lui c’était du sérieux. Hahaha. Alan a été vraiment dans une discussion soutenue pendant une heure, c’est de bonne augure. Il n’était pas sur plusieurs pistes. En tout cas pas à ce moment-là. Va savoir… Elle se replonge dans le travail.

Le soir dans le bus, la colère est passée. Elle revient sur Tinder. Par habitude. Tous les soirs dans le bus, elle passe dessus et swipe. Machinalement. Un peu plus tard, elle est de retour, il y a Alan. Il la persuade d’échanger par téléphone. Elle accepte. Sa voix ne lui fait rien, lui s’extasie sur celle d’Eva, son rire, qu’il trouve charmant. Il a un discours velouté, les compliments suaves. Elle se sent flattée. Elle se sent choisie, attendue, espérée… Il raccroche et il lui souhaite bonne nuit sur Whatsapp, avec des bisous.

Le lendemain, quand elle allume son téléphone au petit-déjeuner, elle voit un message Whatsapp. Encore des bisous. C’est mignon et en même temps un peu ridicule pour un homme de cet âge. Mais il a posté ce message, donc il a pensé à elle dès le matin. Pour un peu, elle rougirait. Elle part au travail bêtement guillerette. Le soir, ils reprennent brièvement l’échange où il était resté sur Whatsapp. Il lui indique bientôt qu'il va se coucher, elle est presque déçue. Il lui a dit qu’il la trouvait merveilleuse, que leur conversation téléphonique avait été si agréable et fluide qu’il avait envie de la voir. Bientôt. Vite. Elle s’endort avec cette satisfaction : il est sous son charme. Le lendemain elle reçoit un message après déjeuner, pour savoir comment elle va. Avec des bisous. Elle répond des banalités et pourtant il répète qu’il a très envie de la voir. Il a l’air subjugué. C’est tôt. Mais en même temps, c’est normal, non ? Du charme n’en a-t-elle pas ? N’a-t-elle pas une voix sexy ? On lui a déjà dit.

Le jour suivant rien. Sauf une bonne nuit. Et des bisous. Puis finalement, le lendemain, il l’appelle. L’enrobe de miel. Elle succombe, elle se sent désirée, oui c’est du désir qu’elle sent dans sa voix. Il parle de comment il envisage une relation. Il veut du sérieux, il la rassure. Les jours suivants, rien, il est occupé. Encore un dingue de boulot sans doute, il y en a tant de ces hommes-là. Elle patiente. Puis envoie un message, auquel il finit par répondre. Le week-end arrive. Avec lui la solitude, encore plus présente, encore plus pesante. Et pas de signe d’Alan. Elle finit par envoyer un message, laissant entendre qu’elle attend quelque chose. Il téléphone, la rassure : il veut toujours la voir, mais il attendait aussi qu’elle se manifeste, elle. Elle proteste, elle ne veut pas être collante. Il rétorque qu’il adore ça. Qu’elle doit se laisser aller. Il prend les rênes de la conversation. Mais le soir, encouragée, elle téléphone, il ne répond pas. Elle envoie un message auquel il finit par répondre au bout d’un moment. Ils échangent des banalités, il n’a pas l’air bien présent. Elle doute. C’est creux. Elle essaie de le faire parler, il est évasif. Elle s’énerve et va se coucher dans cet état. La semaine suivante, Mr Bisous reprend les petits messages saupoudrés dans la journée. Elle se sent manipulée par ces flatteries, mais elle aime ça, les petites attentions. Il pense à elle tout au long de la journée, forcément. Il fixe finalement un rendez-vous, où elle se rend le cœur battant. Il n’a toujours pas envoyé la photo promise et finalement, comme elle s’y attendait, il a un physique banal. Mais ça ne fait rien, il est onctueux, fervent, empressé. Elle rit nerveusement, rougissante sous ce regard qui la couve. Ils prévoient de se revoir. Il n’essaie pas de l’embrasser, mais il lui prend la main avec de partir et en embrasse la paume, c’est presque plus tendre et la surprise la charme.

Ils se revoient, il enchaîne les petites attentions, des petits trucs bien romantiques qui font mouche et font oublier à Eva qu’il n’est pas très présent entre deux rendez-vous. Les conversations sont plates, mais il a l’air amoureux. Elle se sent désirée et d’ailleurs bientôt il l’embrasse, la caresse et lui enflamme les sens. La fois suivante, ils se voient chez elle ; un petit diner romantique qui finit au lit. Sexuellement c’est ordinaire, comme son physique, comme sa conversation, mais cette tendresse, cette présence masculine, c’est si bon, ça n’a pas de prix, elle l’attendait tellement. Ils entament ainsi une liaison. Les bons moments toujours. Seulement. Parfois il répond au téléphone, pas toujours. Elle le met sur le compte du travail, dont il ne parle pourtant jamais. Il évoque ses fils, avec fierté. Son hobby, l’équitation. Mais il ne propose pas de lui faire voir ses chevaux. Elle en a juste déduit que les week-ends n’étaient jamais complètement avec elle à cause de cela. Elle est un peu jalouse, mais se raisonne : il a droit à ses loisirs sans elle, à son jardin secret. Comme elle. Sauf qu’elle n’en a pas. Elle parle finalement de sa liaison à Patricia. Fièrement. C’est trop tôt ? Oui, peut-être. Est-ce différent des autres fois ? Pas vraiment, elle ne sait pas encore. Cela la perturbe un peu. Elle attend un signe. Sans trop savoir lequel. Qu’est-ce qui pourrait indiquer que cette fois c’est définitif ? Y at-il de la passion ? Non, assurément, mais du confort, c’est vrai. N’est-ce pas ce qu’elle voulait, une relation amoureuse confortable, sécurisante ? Est-elle amoureuse d’ailleurs ? Elle ne sait pas non plus. Mais elle se sent aimée, n’est-ce pas tout ce qui compte ?

À part un jour férié où il lui offre une escapade dans un gîte, ils se voient en ville où chez elle, jamais chez lui. Il habite loin, est en déplacement constant pour le travail. Elle a proposé de faire le trajet à son tour, il a esquivé… comme les sujets portant sur un avenir à deux.

Un matin, elle trouve le cadavre de son chat dans la cuisine. Catastrophée, en larmes, elle l’emmène chez le vétérinaire. Alan s’excuse, il est coincé par son métier, il ne peut l’accompagner. Le vétérinaire conclut à un empoisonnement. Elle ne comprend pas : son chat ne sort jamais. Une plante qu’il aurait mangée peut-être ? Pour Noël ils sont tous les deux sollicités par leur famille respective, mais elle propose de fêter le Nouvel An chez lui, pour changer. Tiens, il acquiesce, mais ne lui donne pas l’adresse, il lui enverra par texto, promis. La veille, la voiture d’Eva tombe en panne. Le garagiste est peu débordé, elle ne l’aura pas avant plus sieur jours ; Alan la rassure : il viendra. Qu’elle prenne chez le traiteur, pour n’avoir rien à préparer, il amènera le champagne, l’important n’est-il pas d’être tous les deux ? Vingt heures, il n’est pas là. Une demi-heure plus tard, il téléphone : sa voiture est tombée en panne à son tour, n’est-ce pas incroyable cette série ? Il attend la dépanneuse, il ne pourra pas être là : prendre un taxi puis le train, après tout ça, il ne serait pas là pour minuit. Tant pis. Eva se retrouve seule. Sans son chat. Sans même du champagne pour oublier cette situation absurde et noyer sa solitude.

Leur relation reprend comme si de rien n’était. Eva tombe malade. Le médecin ne parvient pas à identifier ses symptômes, malgré toute une batterie d’examens. Eva est perplexe, Alan ne semble pas très affecté. Les conversations sont toujours aussi creuses, il parvient à parler de lui sans évoquer des choses réellement intimes ou donner des détails de sa vie. Ils se voient depuis plusieurs mois, elle n’est toujours pas allée chez lui. Elle est trop mal pour faire l’amour aussi souvent, il ne s’en formalise pas. Un jour qu’il prend sa douche chez elle avant de partir, elle fait une chose folle : elle fouille ses poches et examine son portefeuille. Il s’appelle Alain Lebel. Alain, pas Alan, évidemment ; Alan c’est moins… banal. Elle trouve une adresse, la note et range le portefeuille prestement. Le week-end suivant, elle est résolue. Elle se rend à cette adresse et trouve un poste de guet, à proximité de la maison d’Alain. Par miracle, la configuration des lieux lui permet d’observer en cachette. Elle le voit sortir de sa voiture en tenue d’équitation. Une femme sort de la maison, s’approche, l’enlace et l’embrasse sur la bouche. Eva se raidit. Bien sûr. Elle le sentait, depuis le début. Pourquoi n’a-t-elle pas écouté son instinct ? Sur la boîte aux lettres « M. et Mme Alain Lebel ». Elle reprend sa voiture, rentre chez elle. Au début, pas une larme, elle est juste crispée sur le volant. Puis le chagrin monte, mais ce n’est pas du regret, c’est de l’humiliation et bientôt la colère lui permet de sécher ses larmes. Quand il la contacte, elle annonce fermement qu’elle ne souhaite pas le revoir. Il proteste, la questionne. Que s’est-il passé ? Elle ne veut pas avouer qu’elle a douté et s’est comporté en femme jalouse, elle reste évasive. Elle reçoit bien évidemment un beau bouquet accompagné d’une carte de « bisous ». Ce ridicule l’exaspère enfin. Combien il est douloureux d’avouer à Patricia qu’elle a rompu… Elle ne parvient pas à raconter pourquoi, elle invente un mensonge. Au fond n’est-ce pas mieux comme cela ? Elle n’était pas éperdument amoureuse de cet homme, il s’est comporté comme tous les autres Tinderboys. En plus pervers peut-être. Elle doit tourner la page. La rage est immense, la honte, la douleur. La solitude la reprend à la gorge comme une mauvaise grippe. Paradoxalement sa santé revient.

Quinze jours plus tard, en feuilletant le journal régional, elle tombe sur un article qui relate l’arrestation d’un certain Alain Lebel, soupçonné d’avoir empoisonné son épouse à l’arsenic.

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